Damas-SANA/ Le roman Bait Huddud de l’écrivain syrien Fadi Azzam figure parmi les œuvres les plus marquantes de la littérature carcérale et de la révolution en Syrie.
Il mêle réalisme critique et mythe historique, offrant un récit qui documente une époque de répression, d’arrestations et de violations des droits humains.
Azzam a choisi la phrase « L’amour est une forme de guerre » du poète romain Ovide pour ouvrir son roman, paru en 2017, comme pour annoncer dès la première page que l’histoire à venir ne parle pas seulement d’amour, mais de la Syrie elle-même, déchirée entre une mémoire vendue, une maison pillée et des corps profanés.
Le roman, qui a figuré sur la liste longue du Prix international de la fiction arabe (Booker arabe 2018), se déploie dans un espace fragmenté englobant Damas, sa campagne assiégée par l’ancien régime, ainsi que Dubaï et Londres. Mais il revient toujours au cœur de la capitale, là où se trouve Bait Huddud, cette demeure damascène devenue la métaphore d’une patrie dont on marchande l’histoire comme on marchande le sang de ses enfants.
polyphonie des voix et dévoilement du despotisme
Dans Bait Huddud, on retrouve plusieurs registres littéraires à la fois, car il s’agit d’une œuvre polyphonique mêlant documentation et fiction. Azzam y répartit le récit entre plusieurs voix : Fidel/Fadl, un père de gauche que l’on a nommé Fidel en hommage à Castro, et une mère pieuse qui a insisté pour l’appeler Fadl.
Cette dualité l’accompagne jusqu’à la fin, entre Londres, Dubaï et Damas, oscillant entre réalisateur publicitaire indépendant et porte-voix de propagande pour « Daech ».
Le docteur Anis, chirurgien cardiaque venu de Londres pour régler l’héritage laissé par son oncle — Bait Huddud — qu’il comptait vendre avant de repartir. Mais il se retrouve au cœur de la révolution syrienne, puis dans les prisons de l’ancien régime, contraint de pratiquer des opérations pour prélever les organes des détenus. Leïl, médecin quadragénaire rebelle, qui brise les carcans patriarcaux et risque sa vie en quête d’amour et de liberté.
Au cœur du roman se dresse la maison, dont les murs portent des gravures du temple de Hadad, mémoire millénaire. Le régime déchu tente de s’en emparer pour en faire un restaurant de luxe, tandis que les militants veulent l’inscrire à l’UNESCO, en faisant un miroir de la Syrie elle-même : une patrie vendue par la force, dont l’histoire est effacée au profit du marché noir.
Le roman dévoile la machine de répression systématique sous l’ancien régime, allant des arrestations et des tortures jusqu’à la complicité avec des organisations terroristes dans des accords secrets. Il met en lumière la réalité des prisons et la transformation de l’être humain en marchandise dans le marché de la mort.
La femme au cœur de la révolution
Plus de dix femmes apparaissent dans le roman : Rouaida, Hélène, Mariam, Ayouch — toutes incarnent des visages de la résistance contre la tyrannie. Les femmes ne sont pas marginalisées, mais présentées comme l’essence même de la révolution — des voix parallèles au conflit politique et militaire.
Les destinées de la révolution syrienne
Bait Huddud trace les contours de la révolution syrienne depuis ses débuts jusqu’à l’émergence de « Daech », qui apparaît comme une autre face de la tyrannie : une répression sous de nouveaux noms, des exécutions filmées par des caméras fidèles. Ainsi, le récit condamne à la fois le régime déchu et sa version extrémiste : tous deux pillent, tuent et effacent la mémoire.
Esthétique de la narration
Azzam mêle le réel et le mythique, plongeant le lecteur dans un espace historique parallèle à un présent sanglant. La narration polyphonique (je, il, narrateur) confère au roman un rythme cinématographique, le rapprochant d’un documentaire sur la révolution et ses rêves.
L’amour comme épilogue à la guerre
À la fin, l’amour triomphe malgré la désolation, avec la naissance d’un enfant entre Leïl et Fidel, au cœur du repaire de Daech. Cet enfant devient le symbole d’une possible survie. Ainsi, le roman s’éveille à une nouvelle signification : la révolution n’est pas seulement un champ de bataille, mais aussi un espace pour une renaissance humaine.
R. Khallouf / M.Ch.