Paris-Le Monde / Après des années consacrées à l’étude de la transition entre les différents états du verre, le physicien élargit aujourd’hui ses recherches à la « matière active », un domaine émergent qui s’intéresse à certains fluides capables de produire des mouvements spontanément coordonnés, à l’image des nuées d’oiseaux.
Dans un reportage qu’il a publié aujourd’hui, le journal français « Le Monde » souligne : « Sur un socle transparent, une boule de la taille d’une mirabelle grouille de centaines de fourmis noires agglomérées. Une main vient exercer une pression sur cette matière vivante à l’aide d’une plaque de verre, sans l’écraser, puis la relâche, et recommence. Quelques fourmis s’en échappent, mais cette forme compacte cherche, comme une sorte de caoutchouc, à reprendre sa silhouette sphérique initiale après chaque déformation imposée ».
« Ce tas de fourmis, qui résiste et rebondit, est un système désordonné. Pour moi, c’est un verre avec des propriétés viscoélastiques », s’émerveille le physicien Ludovic Berthier devant cette vidéo réalisée par des collègues. Depuis qu’il est « tombé dedans », ce directeur de recherche CNRS de 52 ans voit des verres partout. Il faut dire que, après des années consacrées à la transition vitreuse, cette phase complexe de la matière qui passe de l’état visqueux à l’état solide, il élargit aujourd’hui ses recherches à la matière active.
Selon « Le Monde », les modèles mathématiques qu’il a développés pour étudier les verres, les colloïdes et autres « matières molles », et qui lui ont valu notamment la médaille d’argent du CNRS en 2023, pourraient bien lui servir à l’étude d’ensembles d’objets dotés de propulsion. Une nuée d’oiseaux, les cellules de la peau ou un groupe de robots forment, tout comme la boule de fourmis, une matière dont la physique statistique cherche à décrypter les propriétés.
Le verre dans tous ses éclats
Au commencement était donc la transition vitreuse. Profitons de cette rencontre avec Ludovic Berthier pour apprendre ce qui se cache derrière. « La boule orange que le souffleur de verre sort du four va être façonnée, avant de se solidifier. Mais, si je zoome à l’intérieur, les molécules ont dans le solide la même organisation qu’ils avaient dans le liquide. Cependant, ils ont arrêté de couler, un peu. C’est la question fascinante de la transition vitreuse. Il ne s’est rien passé ! », explique-t-il. Contrairement à l’eau qui gèle ou aux cristaux, l’organisation des molécules ne change pas, ici, lors d’une transition de phase. « On peut toujours considérer le verre comme un fluide très visqueux, tellement visqueux qu’à notre échelle de temps on le croit immobile », ajoute Ludovic Berthier, dans son bureau de l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), dont la fenêtre surplombe la plaque signalant l’emplacement du laboratoire où Pierre et Marie Curie ont découvert le radium, en 1898.
Prix Saint-Gobain
« Si l’on sait fabriquer du verre depuis des milliers d’années, les connaissances sur ses propriétés ne progressent pas vite, à l’échelle d’une carrière. Pourquoi ce chercheur a-t-il choisi de labourer ce terrain ? Par hasard ! », s’interroge Le Monde.
Ludovic Berthier a grandi dans un village de Saône-et-Loire. Bien loin du quartier du Panthéon, grouillant de chercheurs, à Paris, où il se sent si heureux professionnellement aujourd’hui. Ses parents, employés de l’usine locale puis commerçants, l’ont poussé : « Il ne fallait pas rigoler avec les résultats scolaires, à la maison. J’ai donc été bon élève », dit-il simplement. En prépa, alors que beaucoup postulent aux écoles d’ingénieurs, il choisit l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon. « J’avais le goût de réfléchir plus que de faire. »
Et, quand vient la thèse, « on fait ce choix crucial un peu au hasard, car on n’a aucune idée de ce qu’est la recherche ». En revanche, on choisit son directeur de thèse.
Lui en aura deux : Jean-Louis Barrat, aujourd’hui professeur à Grenoble, et Jorge Kurchan, désormais au laboratoire de physique de l’ENS à Paris. Sa thèse sur la dynamique des systèmes vitreux lui vaudra, en 2001, le prix Saint-Gobain – le géant du verre – du jeune chercheur attribué par la Société française de physique.
Après un postdoc à Oxford, il restera près de vingt ans chercheur au CNRS, au laboratoire Charles Coulomb de l’université de Montpellier. « Se loger à Paris avec deux enfants en début de carrière n’était pas faisable », se justifie-t-il. Le jeune physicien se passionne alors pour la simulation numérique de la transition vitreuse. « Je sais exactement les ingrédients que je mets à l’échelle des molécules, et je peux voir comment la complexité des phénomènes collectifs émerge de ces milliards d’objets », observe Ludovic Berthier.
Théoricien, il aura besoin d’un expérimentateur pour tester ses idées. Ce sera Luca Cipelletti, professeur de physique à l’université de Montpellier, avec qui il a signé beaucoup d’articles. « J’ai développé des méthodes pour mesurer des mouvements très lents dans des systèmes colloïdaux », explique ce dernier. Ces liquides ou gels dans lesquels de très petites particules sont en suspension en grande densité sont des matériaux amorphes, comme le verre. « Il faut imaginer des particules de quelques centaines de nanomètres qui se déplacent sur des distances comparables à leur propre taille en plusieurs heures ou dizaines d’heures », détaille le chercheur italien.
Ludovic Berthier signe aussi beaucoup avec Giulio Biroli, alors au Commissariat à l’énergie atomique. Ce duo, constitué à la fin de leurs postdocs respectifs, a notamment publié, en 2011, dans Reviews of Modern Physics, une étude, qui fait désormais référence, sur l’état de l’art théorique sur la transition vitreuse et les hétérogénéités dynamiques. Plus récemment, ils ont travaillé sur la rhéologie, à comprendre ce qui se passe au plus petit niveau quand on essaie de déformer un verre ou le casser.
« Battre la nature à son propre jeu »
Mais revenons à Montpellier, où, en 2017, la lumière a surgi avec un modèle d’algorithme baptisé « Monte Carlo Swap » par Ludovic Berthier. La méthode de simulation de Monte-Carlo, élaborée à Los Alamos (Etats-Unis) pendant la seconde guerre mondiale, introduit de l’aléatoire dans un système pour mieux le décrire. Mais, triturée dans tous les sens par notre orfèvre de la physique statistique, cette approche ne permettait toujours pas de voir quand ces fameuses particules dans le verre trouveraient leur équilibre. Jusqu’à ce qu’il imagine un programme lui permettant d’échanger à sa guise deux molécules du système. C’est le swap – « échange », en anglais. « Et ça a marché ! La première fois, j’ai cru à une erreur, tellement cette solution paraissait toute bête. »
« Le programme qu’il a inventé permet de gagner des milliers de fois en vitesse sur la transition vitreuse. Il est arrivé à battre la nature à son propre jeu », résume, admiratif, Jorge Kurchan, avec qui Ludovic Berthier déjeune toutes les semaines… pour parler physique. Les deux hommes se sont d’ailleurs retrouvés, en compagnie de Giulio Biroli, au sein d’une collaboration internationale, Cracking the Glass Problem (2016-2023). Un projet de recherche royalement financé (16 millions de dollars, soit 13,8 millions d’euros) par une fondation américaine, Simons, qui soutient des sciences fondamentales. Le grand prix scientifique 2025 de la Fondation Del Duca, décerné en mai à Ludovic Berthier et doté de 275 000 euros, lui permettra de financer ses travaux sur la « matière hors équilibre ».
« C’est un gros bosseur, avec une telle envie de progresser sans cesse qu’il met la pression autour de lui, mais avant tout sur lui-même », se souvient Luca Cipelletti, à Montpellier, ville que son collègue et ami a quittée il y a deux ans pour Paris et l’ESPCI. « Quand une idée lui vient, ajoute le chercheur, il veut en discuter dans l’urgence pour voir comment la transformer en mesure. On n’hésite pas trop et on fonce. » Ce qui ne les a pas empêchés de partager de bons moments de détente, entre randonnées familiales et musique – l’Italien au violoncelle, le Bourguignon à la flûte traversière. Ou même pendant des matchs de foot, alors que le club de Montpellier brillait en Ligue 1. « Je n’aurais jamais soupçonné cette forme d’excitation chez lui », plaisante Luca Cipelletti.
Bien d’autres noms ont participé à l’aventure de Ludovic Berthier. Quand on lui demande quelle est la principale « découverte » de sa carrière, il répond : « C’est la communauté qui trouve. » Il voit « un front qui avance ici, puis là, quand une découverte en entraîne une autre. C’est pour cela qu’on passe notre temps à aller dans des conférences, à échanger avec les autres ». Un peu comme des particules qui s’influencent dans un ensemble, qu’on qualifierait cependant plus ici de « fluide » que de « visqueux »
A.Ch.