Paris-SOLÈNE REVENEY / « LE MONDE »
Les Gafam affichent tous une consommation électrique 100 % décarbonée, malgré la course au gigantisme de leurs centres de données. L’examen de leur comptabilité écologique montre que cela passe par des contrats d’électricité très spécifiques, dont les effets sont, en réalité, limités.
Dans un reportage qu’elle a rédigé au journal français « Le Monde », la journaliste Solène Reveney dit : « Pour les mastodontes du numérique, cela représente un caillou dans la chaussure de leurs responsables chargés de l’impact environnemental. Les centres de données, qui consommaient 1,7 % de l’électricité mondiale en 2022, devraient en utiliser le double en 2026, selon le scénario médian de l’Agence internationale de l’énergie.
La journalise Reveney a indiqué que dans ces conditions, il serait logique que la consommation des Gafam (Google, Amazon, Facebook/Meta, Apple et Microsoft) croisse, puisque ceux-ci figurent parmi les plus gros exploitants de centres de données, et qu’ils sont tous engagés dans la course à l’intelligence artificielle, particulièrement gourmande en énergie.
Et a ajouté que la majeure partie de leurs data centers est, en effet, installée en Amérique du Nord, plus de la moitié de la consommation électrique de Google, par exemple, provient de cette zone. « Or, dans cette aire géographique, les énergies fossiles dominent largement : aux Etats-Unis, leur part dans le mix électrique est de 60 % contre 21,4 % pour les renouvelables, moitié moins qu’en Europe », a-t-elle précisé.
Et de poursuivre « En théorie, il devrait donc être difficile pour les Gafam de limiter leur bilan carbone. Pourtant, chacun d’eux continue d’affirmer que 100 % de l’électricité que consomment ses centres de données sont décarbonés.
Etonnant certificat écologique
La journaliste Reveney a souligné que pour le comprendre, il faut examiner leur comptabilité écologique : chez certains apparaît un étonnant certificat écologique, qui permet d’ajouter de l’électricité « verte » à leur bilan, simple morceau de papier pouvant changer plusieurs fois de mains avant d’atterrir dans leurs comptes, et qui n’implique pas la livraison réelle d’électricité. Son nom : certificat d’énergie renouvelable décorrélé, ou Unbundled REC (REC pour « Renewable Energy Certificate ».
« Ces REC décorrélés sont souvent achetés à une centrale si lointaine qu’ils ne peuvent pas physiquement en consommer l’énergie : les certificats du vent texan, par exemple, sont utilisés partout aux Etats-Unis », explique Matthew Brander, professeur de comptabilité carbone à l’université d’Edimbourg.
Si l’électricité ne vient pas du Texas, d’où émane-t-elle ? la journaliste a ajouté que simplement du réseau électrique local raccordé au centre de données, où se mélangent indistinctement les électrons des énergies renouvelables et ceux des énergies fossiles, souvent majoritaires.
« A quel point les Gafams sont-ils dépendants de ces certificats ? Interrogé à ce sujet, le groupe Meta n’a pas répondu. Apple et Google, pour leur part, déclarent au Monde n’en avoir utilisé aucun en 2024. Quant à Microsoft et Amazon, ils reconnaissent en employer, sans toutefois préciser quelle est leur part. En 2022, une enquête de Bloomberg révélait pourtant qu’une majorité des certificats d’énergie renouvelable achetés par Microsoft et Amazon étaient des REC décorrélés. Meta, lui aussi, y avait recours », a dit la journaliste.
« Ça améliore leur image »
Si Amazon, Microsoft et Meta sont discrets sur la question, c’est peut-être parce que les REC décorrélés ont mauvaise réputation. Issus de la dérégulation des marchés de l’électricité, ils naissent à la fin des années 1990 de l’idée que l’énergie renouvelable a une valeur, au-delà de la simple production d’électrons, qui réside dans l’absence d’émissions carbone. L’objectif affiché est de créer un marché autour de cette absence d’émissions pour accélérer la construction de centrales à énergie renouvelable.
« On y a cru quelques années, se souvient Jean-Michel Glachant, économiste et professeur à la Florence School of Regulation. Mais on a très vite compris que ça avait peu ou pas d’effet. Ça fait quinze ans qu’on le sait et, à mon avis, ce système n’est conservé que pour des raisons idéologiques, pour montrer qu’on n’est pas anti-marché ».
Beaucoup d’études démontrent l’inefficacité de ces certificats. Selon des travaux de chercheurs écossais et néerlandais, trop peu d’entreprises consommatrices d’électricité s’intéressent aux REC : la demande est incomparablement plus basse que l’offre.
« Les prix des REC décorrélés ont presque toujours navigué sous les 5 dollars [4,30 euros, au cours actuel] le mégawatt [MW], parfois sous 1 dollar, observe M. Brander. Peu ou prou leur prix de fabrication ». A titre de comparaison, l’électricité est facturée plusieurs dizaines d’euros le MW. Pour un bâtisseur de centrales à énergie renouvelable, « la perspective d’un revenu de 2 euros par MW, complémentaire aux 50 euros environ qu’il obtient pour l’électricité elle-même, ne fait donc pas de différence », juge Jan-Horst Keppler, professeur en économie de l’électricité à Paris-Dauphine.
En somme, ces certificats décorrélés ne constituent pas une incitation réelle à construire de nouvelles installations d’énergie renouvelable et n’ont d’intérêt que pour le bilan écologique des entreprises qui les achètent. « Ils passent ça dans leurs frais. Cela leur coûte un peu d’argent, mais améliore leur image », résume M. Glachant. Une analyse partagée par Maryse François, consultante en énergies renouvelables, qui trouve toutefois une utilité aux REC décorrélés : « En revendiquant 100 % d’électricité décarbonée, les Gafam installent la cause de l’énergie verte dans l’esprit du grand public. Cela favorise l’acceptation des projets hydroélectriques ou éoliens par les populations locales ».
Livraison physique d’électricité
Par ailleurs, les Gafam utilisent fréquemment un autre type de contrat, plus vertueux : l’accord de fourniture d’énergie, ou Power Purchase Agreement (PPA). Il implique non seulement une livraison physique d’électricité, mais aussi un engagement sur plusieurs années et, souvent, une garantie de prix. Le recours à cette forme de contrat électrique, rare en 2010, a été multiplié par 30 en dix ans. A l’exception d’Apple, tous les Gafam figuraient, en 2023, dans le top 10 des entreprises en consommant le plus, selon le cabinet BloombergNEF.
Selon le Monde, de l’avis de tous les experts interrogés, les PPA soutiennent le financement des centrales à énergie renouvelable, surtout dans un pays aux aides publiques modestes comme les Etats-Unis. Les parcs éoliens ou les fermes solaires exigent un énorme investissement initial, qu’il faut rembourser chaque mois avec des traites fixes, dangereuses pour une entreprise vendant son énergie sur un marché hautement volatil.
Et d’ajouter : « Cependant, une nuance est à apporter : tout PPA n’ajoute pas nécessairement de nouveaux MW d’énergie décarbonée à la production mondiale. En effet, les entreprises consommatrices d’électricité peuvent signer ce type de contrat avec des centrales anciennes. Google, qui figure pourtant parmi les Gafam les plus engagés en matière d’électricité décarbonée, a signé, en 2025, un énorme contrat avec des centrales hydrauliques inaugurées en 1931 et 1910. Ces installations fonctionnant généralement au maximum de leurs capacités, ce genre d’accord améliore le bilan écologique de Google, mais revient à retirer de la grille locale cette énergie verte, aggravant par là même le bilan écologique des autres entreprises qui y sont connectées ».
Electricité : Google, Apple, Facebook et Amazon se mettent-ils vraiment au vert ?
Enfin, il existe une famille de PPA qui n’inclut pas de livraison d’électricité : les PPA virtuels (vPPA). Comme pour les REC décorrélés, l’énergie consommée est puisée dans le réseau local des centres de données, qui peut être fortement carbonée. Mais, à la différence de ces derniers, les vPPA apportent une aide financière au promoteur de la centrale à énergie renouvelable ayant scellé le contrat, en garantissant les prix sur des années.
Toutefois, les vPPA ne répondent pas à un problème de taille : l’intermittence des énergies renouvelables. Avec de tels accords, les Gafam peuvent ainsi consommer de l’énergie « décarbonée » quand bon leur semble et décompter du solaire en pleine nuit, par exemple.
Pourquoi, dans ces conditions, investiraient-ils pour résoudre les problèmes de disponibilité aléatoire des énergies vertes ?
La journaliste Reveney précise que ce constat est au cœur d’une réforme de la comptabilité de l’électricité décarbonée portée par le GHG Protocol (Greenhouse Gas Protocol), l’organisation qui édicte les règles des REC. Dans son projet, publié les 29 septembre elle reprend les suggestions de Google, auxquelles s’opposent Amazon et Meta : obliger les entreprises à corréler leur consommation électrique à celle du producteur, et ce, de façon locale, heure par heure. L’espoir est d’inciter au développement de centrales à renouvelables surnuméraires à même de relayer les autres en cas de creux et d’encourager le stockage temporaire de l’énergie.
A.Ch.